Pourquoi le transport routier français est menacé de disparition

  Publié le 29/04/2014 - Mis à jour le 29/04/2014 à 12:14

Par Julien Bouillé

 

Les chiffres ne trompent pas. Seulement 58 % des entreprises de transport françaises ont enregistré un résultat positif l’an passé. Déjà récurrentes, les défaillances s’accélèrent. À fin mars, elles ont augmenté de 4,9 % sur douze mois pour passer à +8,5 % sur le dernier trimestre. Après une année 2013 marquée par le redressement judiciaire douloureux de Mory-Ducros, plus localement par la liquidation du châlonnais Acosta (90 emplois) ou les difficultés de Szymanski, à Muizon, l’année 2014 s’annonce, une fois encore, très difficile. À la tête de la plus importante société de la région (près de mille salariés), le Rémois Jean-Pierre Caillot prédit lui-même un sombre destin à son secteur. «  Le transport routier français, c’est la marine marchande d’hier. Il y a cinquante ans, elle était représentative, aujourd’hui, elle n’existe plus. Le transport routier c’est la même chose. Il est condamné par une crise conjoncturelle et structurelle. »

1993, le top départ du déclin.

Pour soutenir l’intégration européenne, l’activité internationale du transport a été libéralisée en 1993. Cela a engendré immédiatement une invasion de camions européens sur les routes françaises. Et face aux pays à bas coût de main-d’œuvre, les faibles marges des entreprises de transport françaises ne leur ont pas permis de s’aligner sur les prix. Résultat, la part de marché du « pavillon français » à l’international s’est écroulée. Elle est passée de 51 % en 1993 à… 15 % vingt ans plus tard.

Le cabotage mine le marché intérieur. Non seule

ment les Français ont perdu du terrain hors des frontières mais, en plus, ils sont concurrencés par leurs confrères européens à l’intérieur de l’Hexagone, et ce, en toute légalité. Pour éviter les coûteux retours « à vide » des camions venus de l’étranger, le « cabotage » est autorisé au sein de l’Union européenne depuis 1998. Un règlement 2009 précise que les opérations de cabotage sont limitées à trois dans un pays et doivent avoir lieu dans les sept jours suivant la livraison intégrale des marchandises à l’origine de la venue du camion étranger. Cette pratique a été largement aidée par l’apparition des bourses de fret en ligne. Elles permettent, même depuis la Roumanie ou la Slovaquie, de répondre à de petites offres de fret régional, hier chasse gardée des opérateurs nationaux. Du coup, la France est de loin du pays le plus « caboté » d’Europe. C’est hélas logique puisque ses tarifs de transport sont les plus élevés d’Europe.

Un « dumping social » implacable. Quand un

transporteur français facture le kilomètre entre 1,05 et 1,25 euro, son concurrent des pays de l’Est peut descendre à 70 centimes. Et pourtant chacun roule dans les mêmes camions à 100 000 euros pièce. C’est principalement la différence de coût de main-d’œuvre qui explique cet écart. Le routier français coûte 44 centimes du kilomètre, l’Espagnol entre 20 et 31 centimes, le Slovaque 18 centimes, le Polonais… 15 centimes. Le pire, c’est qu’au final, le salaire perçu par un chauffeur français travaillant à l’international n’est pas toujours le plus élevé. En moyenne, selon l’étude « CAP 2020 » (FNTR, Unostra, TLF), un Allemand de l’Est perçoit 30 000 euros brut par an, un Français 28 668 euros. Mais le premier coûtera 42 198 euros à son employeur, le second 46 571 euros. Les entreprises françaises sont, en effet, soumises à des charges sociales et des frais conventionnels de déplacements plus lourds.

Inégalité devant le temps de conduite. La faible

compétitivité de la France est à mettre en corollaire avec le temps de conduite. Alors qu’il tourne autour de 1 900 heures par an chez les voisins européens, il est de 1 572 heures par an en France. Il ne faut y voir que l’effet des 35 heures. Lorsque les chauffeurs français attendent un chargement ou un ordre de transport, leurs heures sont payées. Pour les Espagnols ou les Slovaques, les heures de « disponibilité » ne comptent pas. Les Allemands ont un temps de travail « forfaitisé ». Grâce à une législation plus souple, deux chauffeurs des pays de l’Est à bord d’un même camion peuvent se relayer au volant et rouler en continu. En France, c’est impossible puisque le compteur horaire du passager tourne en même temps que celui du conducteur…

Quand les Français passent à l’Est.

Que faire face à cette concurrence européenne dévastatrice ? «  Il y a deux solutions, soit on réduit la voilure en transport, soit on se bat avec les mêmes armes que les autres  », explique Jean-Pierre Caillot. En effet, des entreprises de transport français n’hésitent plus à créer des filiales à l’étranger. C’est le cas du géant français Norbert Dentressangle qui a des entités en Pologne et en Roumanie pour un total de 1 500 salariés. Dans un récent rapport sur le « dumping social dans les transports européens », Éric Bocquet, le sénateur du Nord, explique que ces filiales de l’Est ont certes une clientèle locale mais travaillent surtout à 60 % «  en sous-traitance auprès de la maison-mère française pour les trajets internationaux et les opérations de cabotage qu’ils induisent  ». Cette réorganisation européenne a des conséquences sociales. Environ 500 emplois sur 9 000 ont été supprimés en France, chez Detressangle, entre janvier 2011 et juillet 2013. Devant le comité de groupe, le 27 novembre dernier, la direction a même reconnu qu’elle faisait venir des chauffeurs polonais en France par bus, sur des bases françaises, pour qu’ils prennent le volant de camions immatriculés en Pologne et en Roumanie…

La paupérisation du chauffeur routier.

Sans aller jusqu’à délocaliser, des transporteurs français essaient d’abaisser les coûts en main-d’œuvre en réduisant le volume horaire de leurs salariés. Ils embauchent avec des contrats à 152 heures par mois, contre 186, voire 208 chez d’autres confrères. Ils évitent ainsi de payer des heures supplémentaires à +25 % ou +50 %. Or, une fois ajoutées aux défraiements, ces lignes complémentaires sur la fiche de paie rendent le métier de chauffeur attractif financièrement. Cette « paupérisation » engagée par certains complique le recrutement de routiers, un exercice déjà difficile.

Le poids de la désindustrialisation.

Tout n’est pas la faute de l’Europe et de la libéralisation. La prépondérance de transporteurs des pays de l’Est est liée aussi à la délocalisation de l’industrie française. Et lorsqu’il s’agit de transporter des pièces « made in France » vers ces pays à la main-d’œuvre « low cost », il n’est pas illogique que les industriels fassent appel aux transporteurs de leur pays plutôt qu’aux Français.

Réaction des pouvoirs publics.

Le transport routier reste un baromètre de l’activité économique française et le symbole aussi d’une production qui s’est globalisée. Face à ce mouvement dévastateur, les professionnels semblent déçus de la réaction des pouvoirs publics. En tant que vice-président du syndicat FNTR, Jean-Pierre Caillot s’est rendu plusieurs fois à l’Élysée. «  On a une oreille, on a l’impression qu’on nous entend et qu’ils sont conscients de nos problèmes.  » Mais pour l’heure, peu d’effet, les curseurs de la compétitivité française n’ont pas encore bougé. Le déclin du transport routier français peut poursuivre sa route.